Jeroen Peeters - JANUS 12/2002

GET REAL !

Les superamas et les stratégies de représentation

French version

Depuis quelques années quatre artistes français venant de plusieurs disciplines travaillent sous le nom de Superamas. Jérôme Dupraz est un scénographe et un artiste vidéo, Krakos est un sound designer, Philippe Riera est un chorégraphe et un metteur en scène et Vincent Tirmarche est artiste vidéo et cinéaste. Ils sont de plus tous performers. Leur travail qui comprend performances, vidéos et installations s’intéresse particulièrement aux sciences, allant de l’urbanisme à la cybernétique, de l’intelligence artificielle à la psychologie. Le but de leur travail est de regarder avec plus d’acuité le monde, le quotidien, plus particulièrement en observant la place occupée par le corps, la façon dont il conditionne et structure son environnement et vice-versa, comment son rôle et de ce fait défini.

Jeroen Peeters, qui a réalisé cet interview est historien d’Art, conférencier indépendant et dramaturge.

PERCEPTION  SIMULATION  INSCRIPTION

Leur récent travail comprend l’installation performance Body Builders (2001), Qui reflète dans un univers futuriste le contraste entre le désir et l’inaccessible quête de l’instrumentalisation et de la médiatisation du corps.  Diggin’Up [digital light – absorption]  (2001) est une installation lumière dans laquelle les corps en mouvement se montrent d’une manière inversée, en absorbant la lumière. Dans Play-Mobile [analogical light- reflection] (2002), une installation plus récente qui lui répond en contre-point, l’image du corps du performer change en fonction de l’évolution des lumières.  Finalement la subtile manipulation des lumières révèle la nature relative de notre perception.

La vidéo chorégraphique Billy Billy (2002) fictionnalise l’espace privé de la danseuse Viennoise Milly Bitterli en utilisant des extraits venant de l’histoire du cinéma. D’autres projets ont comme point de départ « la trivialité de la culture Berlusconi ». En transférant une partie de réalité aussi fortement chargée dans un contexte artistique comme un ready-made, la pièce devient politique. TruckStation (2001) est une installation vidéo dans la cabine d’un camion, où un trajet abstrait et contemplatif est interrompu par de courtes séquences dans laquelle on rencontre une gogo danseuse. La performance Auto Mobile (2002) présente une économie d’images explicitement masculine alternant avec des moments d’obscurité pendant lesquels le spectateur est littéralement renvoyé à lui-même.

Le point de départ pour l’interview est le laboratoire Game Boys qui a eu lieu pendant trois semaines dans un studio au Tanzquartier Wien arts centre (Vienne) en janvier et février 2002. Le corps et ses modèles comportementaux ont été examinés dans différents contextes, avec une attention particulière pour le phénomène du « reality show » et avec comme invités la danseuse gogo Yalda et la danseuse contemporaine Heide Kinzelhofer. Le professeur Robert Trappl, directeur de l’institut de recherche cybernétique de l’Université de Vienne, était aussi l’un des principaux invités, ainsi les possibilités d’un corps restructuré technologiquement ont pu aussi émerger. Cette recherche, pendant laquelle le matériel, les théories et solutions ont pu être envisagées en totale liberté, a servi pour une part à la préparation de la récente production de Superamas appelée BIG 1 (premières représentations à Courtrai et Bruxelles en septembre 2002), Deux premières semaines de recherches ont été suivies d’une présentation et d’une discussion publique, lors de laquelle le scientifique bio-informaticien Bernard Billoud a donné une conférence sur les processus d’apprentissage qui a nourri la discussion.

Jeroen Peeters : Le « laboratoire » est une forme de travail qui est en vogue dans le milieu artistique depuis quelques années maintenant. En quoi cela vous attire ?

Superamas : Le laboratoire nous permet d’expérimenter toutes sortes de matériaux et d’idées. De les mettre à l’épreuve des observations et ensuite de les tester. Pour Game Boys  nous voulions explorer dans quelle mesure le discours scientifique et les concepts de l’Intelligence Artificielle (AI) pouvait être appliqué à certains types de réalités. Nous sommes partis de quelques intuitions artistiques et nous avons collectionné toutes sortes de matériel visuel. D’un côté des éléments qui découlent de questions telles que, « qu’est-ce qu’une esthétique télévisuelle ? » ou que veut dire exactement reality show ? » et d’un autre côté des éléments de l’ordre du mouvement liés au langage spécifique du corps d’une danseuse contemporaine ou d’une gogo danseuse qui normalement danse en boîte de nuit. Pendant le laboratoire nous avons placé ces idées, ces images et ces mouvements face à face avec l’arrière-plan théorique de deux invités scientifiques, le chercheur en intelligence artificielle Robert Trappl et le bio-informaticien Bernard Billoud. En partant des intuitions que nous avons rassemblées pour ce laboratoire nous avons pu focaliser notre attention et soit confirmer ces intuitions soit les infirmer. La recherche nous permet de faire une sélection dans notre matériel, de voir ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, avec comme idée lointaine la performance. C’est la première fois que le temps de préparation d’un spectacle, dans le cas présent BIG 1, soit explicitement un temps de laboratoire.

La recherche et la construction d’un spectacle sont deux moments distincts à cause de leur différence de temporalité. C’est une situation confortable quand vous avez le temps pour réfléchir, lire, et parler du processus que vous expérimentez avec des experts. Cela a un effet libérateur, car il n’y a pas l’objectif de résultat artistique ni celui de représentation.

Trois domaines semblent clairement intervenir dans votre travail : l’art, la science et le contexte du quotidien lié entre autres à la culture populaire. Chacun de ces champs se caractérise par des médias spécifiques et utilise ses propres stratégies de représentation. Comment pouvez-vous les rassembler ?

Superamas : On peut se référer à une critique que fait le philosophe Bernard Stiegler à l’école de Francfort qui considérait le cinéma comme un mode de représentation extrêmement néfaste, voir dangereux car perception et imagination s’y trouvaient embrouillés et de ce fait la compréhension de la réalité aussi. Stiegler lui-même prolonge cette analyse en observant la télé : reality shows, Big Brother,... et il défend plutôt l’idée que ces images génèrent une réalité plutôt que de la représenter. En créant du sens à partir d’un travail humain, elles créent une réalité qui est une nouvelle sorte de réalité.

Télévision et cinéma et tous les médias basés sur le montage en général, permettent une extériorisation de la conscience. Pensez aux films de Jean Luc Godard, dans lesquels la pensée est littéralement sur l’écran, ce qui est très intéressant en termes de dramaturgie. Nous travaillons dans les arts vivants, donc à un certain moment nous présentons quelque chose à un public. La question que nous voulons poser alors, c’est, si plutôt que de représenter un sujet particulier, nous ne pourrions pas le re-présenter, ce qui veut dire le présenter une seconde voir une troisième fois. Alors on prend le terme de représentation de manière littérale. A ce moment-là il n’est plus question de représentation car le procédé s’engage dans une représentation de la représentation. Donc nous jouons avec les conventions de représentation et de ce fait nous nous recontextualisons à l’intérieur d’un champ de référence, mais ce que nous montrons n’est ni plus ni moins une partie de réalité, même si elle est virtuelle en fait.

Un philosophe comme Slavoj Zizek soulève la question de l’identité, maintenant que notre perception se situe entre deux régimes de réalité. Comment vous considérez cela ?

Superamas : c’est une question fondamentale, qui mérite d’être posée, même si nous ne sommes pas philosophes. Nous sommes des artistes qui approchent et utilisent ces concepts, mais en même temps nous comprenons l’importance de cette question, parce qu’elle concerne la politique des consciences. Cela a, bien sûr, à voir avec la constitution du sujet. Le champ de fonctionnement actuel de la conscience a été complètement modifié par l’arrivée de nouvelles possibilités technologiques, ce qui change la façon dont nous comprenons la réalité. En répétant la réalité, en recombinant certains de ces éléments dans une autre temporalité ou en les déplaçant, en les confrontant, cela change la façon dont nous percevons la réalité, et en fait change la réalité elle-même. Je pense que notre travail consiste à explorer les questions soulevées par la connexion avec le corps, nos perceptions, notre vision. C’est aussi pourquoi nous travaillons souvent avec la danse contemporaine, parce que ça touche à l’intimité du corps. Cela veut dire aussi que notre travail n’est pas purement cérébral, et que nous voulons partager une confrontation avec la réalité, celle du corps, précisément parce que toute pensée est enchâssée dans un corps et dans un espace.

Dans quelle mesure, dans votre travail, la recontextualisation du sujet est-elle connectée à une conception particulière de l’espace ?

Superamas : Dans BIG 1 nous utilisons un scénario trivial dans lequel une séquence particulière est répétée plusieurs fois avec de petites modifications. Cela ne veut pas dire que nous sommes intéressés par les aspects dramaturgiques qui pourraient résulter de ces changements. Au contraire, c’est la question de ce qui s’inscrit dans le temps, l’espace et devient visible au moyen de ces scénarios triviaux. Comment on focalise, on regarde ce qui les constitue ? Nous répétons une scène, mais nous y enlevons quelque chose, par exemple une voix disparaît alors que les lèvres continuent à bouger. Apparaissent alors quelques valeurs qui mettent en évidence la façon dont on regarde et qui se rapportent à notre première perception. En ce sens elles soulèvent des questions à propos des références et des actions qui nous ont dirigées à l’intérieur de la pattern.

Dans ce cas précis, notre champ, c’est le théâtre pour lequel un certain nombre de pré-requis prévalent encore, avant même que la performance ne commence : ce qui est bon, ce qui n’est pas bon, ce qui est de l’art, ce qui ne l’est pas. Nous voudrions montrer les choses dans toute leur trivialité avant même de nous amuser à les regarder plus attentivement. Assez paradoxalement, en art on a besoin de cette règle du politiquement correct pour arriver à cela. Chaque acte, chaque performance s’inscrit dans un registre de sens particulier, et cela implique une culture des conventions. C’est uniquement parce qu’il y a un minimum partagé qu’on peut ajuster la vue et faire apparaître d’autres éléments.

Le corps structure et donne du sens à son environnement et, en retour, il s’en trouve lui-même défini. Comment voyez-vous ce rapport ?

Superamas : Il y a un travail de Monica Bonvicini qui utilise des extraits de films dans lesquels vous voyez des femmes, des actrices, et à chaque fois elles sont montrées près d’une fenêtre ou d’une porte. L’attention est portée sur le rapport entre les femmes et l’architecture. Dans une petite note d’accompagnement un architecte disait que les hommes sont élevés pour être mobiles, ceci inclus la mobilité sociale, alors que les femmes sont élevées pour être dépendantes de leur environnement. Dans le travail de Bonvicini vous voyez très bien combien le corps de la femme est complètement dépendant de son environnement domestique. Nous voyons comment ce fait social trouve sa place dans ce qui constitue une culture, dans le cas présent, le cinéma. Cela concerne des films américains, italiens et autres. Bien sûr il ne s’agit pas explicitement d’un message politique, mais ça montre véritablement comment cela s’imprime. J’ai pensé que ce travail était véritablement intéressant et dérangeant, parce que vous êtes confronté à quelque chose que vous savez a priori, mais là vous voyez comment ça marche.

Dans la vidéo Billy Billy vous employez la méthode inverse : les inscriptions quotidiennes du corps sont fictionnalisées.

Superamas : Le scénario est simple, il s’agit de la danseuse Milly Bitterli dans son appartement. Nous avons essayé de découvrir comment nous pouvions relier la façon dont son corps s’inscrivait dans l’appartement à des inscriptions similaires qui existaient déjà dans certaines images de films. Donc vous voyez des séquences de Bitterli dans son appartement alternant avec des extraits de films. A chaque fois les deux séquences ont exactement la même valeur de plan, le même cadrage, etc. Les corps s’inscrivent dans l’espace de la même manière, mais il y a un saut vers le cadre du cinéma. Le résultat est complexe parce qu’au niveau dramatique ce qui advient est basé sur de nombreuses inscriptions qui conduisent à une forme de polysémie, parce que toute inscription est culturelle, sociale et politique. En même temps c’est juste une question de montage. Nous nous sommes posé des questions sur l’espace et le temps, de manière très chorégraphique. Malgré les inscriptions banales et ordinaires du corps de Milly Bitterli, il y a néanmoins un processus de fictionalisation. D’une certaine manière cela résulte de la nature iconographique du cinéma, car les connexions sont dénuées de dramaturgie, mais les images en génèrent quoi qu’il advienne.

 La fiction a un statut différent de la simulation en tant que stratégie de représentation. Comment se rejoignent-t-elles dans votre travail ?

Superamas : La fiction c’est la représentation. La fiction a une temporalité qui requiert la participation du spectateur, et vous vous y retrouvez intégré. A l’opposé, la temporalité de la simulation c’est la présence, c’est rendre présent quelque chose qui arrive. Le spectateur voit cela différemment – vous n’êtes pas dirigé vers quoi que ce soit, vous êtes juste là, ici et maintenant. La connexion est intéressante, partager en même temps le fait d’être ici et d’être ailleurs. Dans la performance appelée Body Builders cette relation entre simulation et fiction fonctionne. Des images de Vertigo  d’Hitchcock sont projetées de chaque côté de l’espace de représentation, et elles environnent l’espace de sorte que vous êtes littéralement dans le film. Mais en même temps le processus d’identification ne fonctionne plus car l’image est déployée : le procédé de la fiction est lui-même simulé. De cette manière nous créons nous-même une certaine distance avec la fiction et avec la place qu’elle attribue au spectateur.

Quel sens une image peut-elle encore transmettre quand il est possible grâce aux procédés technologiques de la répéter ?

Superamas : La répétition est complétée parce que j’appellerai des altérations, c’est-à-dire d’infimes modifications modification. Stiegler parle de trois types de rétention. La première forme de mémoire, par exemple, vous rappelle qu’il faut manger, la seconde vous permet d’enregistrer et de vous rappeler des événements. La troisième est une nouvelle sorte de rétention, possible grâce à un outil comme le phonographe, qui permet de rejouer un même évènement temporel, de manière identique, plusieurs fois. Dans ce mode de mémorisation, ce qui change dans la répétition c’est votre propre perception et donc votre relation avec l’évènement. Parce que nous utilisons plusieurs médias, nous sommes logiquement aussi intéressé à cette forme de rétention. Pour être concret, je pense aux boucles de sons ou d’images qui sont utilisées très souvent aujourd’hui.

Prenez le 11 septembre, par exemple. Un évènement dramatique qui arrive et qui touche l’ensemble de la planète. La façon dont on reçoit cette information est une simple boucle d’images qui a été diffusée par tous les médias : deux avions pénétrant dans deux tours. C’est tout. Dès le premier instant, il n’y a eu aucune autre image, notre connaissance de cet évènement est basée uniquement sur cette boucle. Nous avons extrapolé tout le reste sur la base de cette unique et minuscule boucle d’images : l’horreur, les conséquences politiques, etc. C’est peut-être banal, mais ça montre clairement où conduit notre foi dans les images, et qu’on ne peut se contenter de baser notre connaissance sur elles.

Comparez cela aux images d’autres conflits, comme la guerre du golfe : il n’y a qu’une seule image – le ciel de Bagdad illuminé par des flashs. Qu’avons-nous vu de la guerre en Afghanistan ? rien du tout. Nous sommes de plus en plus confrontés à des images vidées, ce qui pourrait très bien être constitutif d’une conscience collective. Ce qui est montré est uniquement ce qui n’est pas important. Vous ne verrez jamais la mort de millions de personnes – vous vous contentez de l’imaginer. C’est étrange, étonnant et inquiétant que ce soient précisément ces images que notre société qui repose tant sur les images, ne montre pas. Vous découvrez que les images changent peu de chose, qu’elles ne sont plus tangibles et suscitent souvent l’indifférence.