Pieter T'Jonck

Joies et peines des apparences trompeuses

(Extrait d'un article dont la première partie est consacrée à Gilles Duvivier & Estela Zutic, et la suite également à Raymund Hoghe)

RITUEL

(…) Faut-il donc que le théâtre s'attèle inlassablement à cette tâche pratiquement impossible de capter en images la "difficulté d'être"? Faut-il donc que nous représentions – si tant est que cela s'avère possible – encore et toujours, le côté abyssal, incertain de notre existence en ces temps difficiles, en guise d'antidote ou de consolation? Ne serait-ce faire autrement preuve de sagesse que d'explorer les moyens de repenser ce maudit manque de fiabilité et l'ubiquité des images et des sentiments? Ne serait-ce un atout, une possibilité existentielle spécifique à notre époque? Tel est le point de départ du collectif franco-autrichien Superamas. Et la raison pour laquelle l'implication de ses membres dans l'œuvre produite n'a aucune valeur en tant que clef d'interprétation. Ici, l'artiste - "porteur de sentiments profonds", meurt de sa belle mort pour céder la place à l'artiste–chercheur. La recherche scientifique n'est plus bien loin, raison pour laquelle il serait vain de rechercher dans les programmes les noms des membres individuels du groupe. Manifeste critique en soi, et d'un poids certain: la notoriété a beau leur jouer des tours, l'enjeu est le rejet de l'obsession médiatique de la personnalité de l'artiste, au détriment de la réception critique de son œuvre.

Le spectacle Body builders de Superamas, récemment présenté au Beursschouwburg, donne une excellente idée du résultat auquel aboutit cette conception du théâtre. La scène a la forme d'une piste de hockey sur glace, les spectateurs étant placés de part et d'autre de l'aire de jeu. Aux deux extrémités étroites de ce dernier, se trouvent des écrans de cinéma. Au début de la représentation, les quatre membres du groupe, affublés de la tenue grotesque des joueurs de hockey, prennent les poses héroïques caractéristiques du jeu en question. Simultanément, les images d'une rencontre de hockey sur glace défilent sur les écrans.

VERTIGO

Entre-temps, se projette la scène célébrissime du "Vertigo" d'Alfred Hitchcock: celle dans laquelle James Stewart tente de transformer Kim Novak en la femme dont il croit, à tort, avoir causé la mort. En réalité, Stewart est évidemment dupé: Novak est réellement la femme qu'il veut qu'elle soit. Rien d'étonnant donc à ce que la transformation, aux yeux de Stewart, soit une réussite miraculeuse. En même temps, toutefois, elle met en question son amour.

Du coup, la juxtaposition des mâles costauds de la piste de hockey, d'une part, et du film de Hitchcock, de l'autre, sème le doute quant à la fiabilité du tour de poitrine des joueurs de hockey montrés sur les écrans. Du reste, même le spectateur ne tire pas son épingle du jeu. Soudain, un petit robot qui circule sur le plateau, se met à mélanger aux images cinématographiques et de télévision, des images des spectateurs eux-mêmes. Simultanément, l'écran communique un message: "I only want you to look nice". Avant que le spectateur ne sombre dans un état de morosité extrême devant cette brillante démonstration du caractère inextricable de l'être et du paraître, il est cependant gratifié d'une scène empreinte d'hilarité: un des joueurs de hockey, uniquement à l'aide d'un sachet de chips, se transforme en "singe nu".

Pieter T'Jonck, De Financieel-Economische Tijd, 26/10/2002


Merveilleuse réalité

En astrophysique, le terme de "superamas" désigne une accumulation d'amas galactiques. Il sert également de nom à un groupe d'artistes français et autrichiens qui, du 3 au 12 octobre, s'établit au BSBbis, le refuge temporaire du Beursschouwburg. Le collectif y présente des installations lumineuses et vidéographiques, ainsi que des performances. Commun dénominateur de ces œuvres au demeurant disparates: la question de notre perception de la réalité.

Big1, spectacle présenté récemment en "try-out" à Courtrai, est un bon exemple de la manière de procéder du groupe. D'emblée, le spectacle provoque vos habitudes de spectateur, rien que par sa forme: il est structuré comme un programme "télé-réalité". Entendez par là: il ne se passe pratiquement rien.

Le temps de la représentation est le temps réel; l'action mérite à peine d'être relatée. La scène, du reste, ressemble vaguement à un studio de télévision. Un coin évoque un living meublé d'un canapé et d'une poste de télévision. Un autre, sous la banderole publicitaire de Nissan, brille de la présence d'une voiture tout terrain. A l'avant-scène, se trouve un grand parasol.

La première scène nous montre deux amis, passant la soirée à regarder un match de foot. Un troisième personnage fait son entrée pour souhaiter un bon anniversaire au maître des céans. Puis, soudain, fait irruption une strip-teaseuse, venue agrémenter la soirée du héros du jour. Le plaisir, toutefois, se gâte avec l'arrivée d'une autre dame. D'évidence, celle-ci entretient avec celui qui fête son anniversaire, l'une ou l'autre forme de relation: gênés, tous sursautent, mettant subitement fin à la partie de strip-tease.

L'histoire ne connaît pas de suite. Au contraire, comme s'il s'agissait d'une vidéo, la scène est répétée à plusieurs reprises, chaque fois avec de petites variations. La "vraie" voix des acteurs est, par exemple, doublée plusieurs fois par une bande-son ou par d'autres acteurs, ce qui confère à l'action des lectures de rechange. Dans une conversation, doublée en surimpression, entre un des amis et la strip-teaseuse, cette dernière l'accuse de frustration sexuelle. Une autre fois, la bande-son étouffe la voix de la seconde femme qui donne libre cours à sa colère. Dans les deux cas, la bande-son surimprimée est manifestement empruntée à un film existant.

Les parties suivantes du spectacle, ont une structure identique. La deuxième séquence réunit un groupe d'amis qui s'essayent à une petite danse. Cette scène-ci, également, se répète plusieurs fois, tandis qu'une vidéo de "Fat Boy Slim", dans laquelle des gens ordinaires exécutent une petite chorégraphie, en révèle la "source". La dernière scène est franchement à se tordre. Dans la voiture tout terrain, deux amis se plaignent de leurs rapports problématiques avec leurs parents. Ce pastiche évident d'un feuilleton télévisé – absence de montage, dialogues ultra lents – se mue, pratiquement sans transition, en une discussion sur les voitures tout terrain laquelle, à son tour, devient un spot publicitaire pour Nissan. Du néant sortent alors deux femmes en bas résille, à peine habillées d'un soutien et d'un slip à motif léopard: prenant des poses "provocatrices", elle tournent autour du véhicule. Entre-temps, il est devenu clair que ces deux dames sont des strip-teaseuses "professionnelles" et que, partant, elles ne jouent aucun rôle. La confusion entre la "réalité" et le "jeu" est ainsi portée à son comble.

ADORNO

Entre ces scènes interprétées "live", des émissions "scientifiques" sur vidéo permettent au spectateur d'apprendre, de la bouche du professeur R. Trappl, des choses remarquables sur la structure en la fonction des émotions dans la perception et l'action. Le professeur explique notamment pourquoi les émotions jouent un rôle d'importance quant à la vitesse à laquelle sont prises des… décisions rationnelles. En effet, les émotions éliminent immédiatement quantité de possibilités de choix qui, abordées de manière rationnelle, devraient être analysées l'une après l'autre. Une autre idée est celle selon laquelle la relativité des modèles que nous utilisons pour appréhender et cataloguer la réalité, devrait nous inciter à laisser ces modèles pour compte. La réalité étant son propre modèle, il vaut mieux, pour prendre conscience, "scanner" cette réalité à intervalles réguliers, plutôt que de la presser dans un modèle quelconque. 

Dans un épilogue, enfin, ce sont les deux dames qui occupent le canapé, leur petite lingerie couverte par un chandail blanc. L'une semble consoler l'autre. L'écran de télévision "sous-titre" l'action. Pourquoi, la strip-teaseuse se demande-t-elle, Adorno définit-il le cinéma comme un moyen de contrôler les masses, alors que ce cinéma s'inscrit, lui aussi, dans la réalité.

Par cet épilogue absurde, qui ne "colle" pas au "personnage" d'une go-go-girl, Superamas dévoile l'enjeu de son spectacle. Le spectacle démontre qu'un environnement technologique, tel qu'il se présente à nous à travers les images de cinéma et de télévision, n'est pas simplement réductible à un grand truc de manipulation. Bien au contraire, le groupe fait-il valoir, la technologie, qu'elle soit virtuelle ou non, fait partie intégrante de la réalité. Les humains utilisent des images glanées ça et là pour interpréter leur environnement. La technologie modifie d'ailleurs en profondeur notre manière d'appréhender le temps. Des exemples pour étayer cette thèse sont légion, le mieux connu étant sans doute le phénomène du "zapping": puisant dans l'offre des différentes chaînes de télévision, les spectateurs assurent eux-mêmes le montage de la soirée qui leur paraît la plus agréable, la plus apte à leur donner une satisfaction émotionnelle maximale.  

Plus intriguant encore, est le phénomène de la télé-réalité, érigé en thème de "Big1".

S'inscrivant en faux contre toutes les règles habituelles du cinéma et de la télévision, le spectacle ne comprime pas le temps pour "re-présenter" une histoire ou une idée, mais se limite à présenter les choses "à l'état brut". Moins "brut" qu'il n'y paraît, toutefois, car le programme, pour banal qu'il soit, ouvre un champ relativement fluide de communication et de signes dans lequel résonnent, de manière continue, des images d'un autre ordre. La simple existence d'un "format", de ce fait, se voit revêtue d'une importance telle qu'elle ne saurait être écartée par une critique dénigrante. Est à l'œuvre, ici, une intelligence d'une espèce autre que l'habituelle.

CANDEUR

Dans le paysage artistique, le groupe fait donc figure de phénomène, encore que le terme d' "artistique" ne viendrait pas aisément à la bouche d'aucun de ses membres. Leur méfiance envers le "grand art", emprisonné dans son propre ghetto, est considérable. L'artiste en tant que génie isolé, est un concept qui leur est tout aussi étranger. De manière expresse, ils se présentent comme un groupe, et ce n'est qu'en insistant que l'on finit par connaître quelques-uns de leurs prénoms. Ils ne se cantonnent pas non plus dans un seul et unique champ d'action. Leur classement dans la catégorie "danse" est le fruit du hasard, notamment celui d'avoir collaboré jadis à "Statuts", exposition-performance de Boris Charmatz. Et s'il faut absolument donner un nom à leur activité – laquelle s'étend des installations lumineuses et vidéo aux spectacles du genre Big1 –, c'est le terme d' "art en général" qui, d'emblée, s'impose, avec beaucoup de points tangents du côté de la recherche scientifique.

Ce qu'un spectacle comme Big1 a d'étrange – se dit-on après coup – c'est qu'en dépit de la raillerie dont Adorno fait les frais, il finit par rejoindre l'adage de ce dernier, selon lequel l'art doit se laisser infecter par son époque propre, y inclus et surtout par ce que celle-ci a d'erroné, d'aberrant, d'incompréhensible. La grande différence réside alors dans la candeur avec laquelle Superamas s'exécute. Si le travail du groupe est une analyse sémiotique de notre époque, sa stratégie se définit (aux dires de ses membres) telle "une sémiotique sans grammaire", une démonstration qualifiée en même temps, en par le biais d'un inimitable jeu de mots français, de démontage.

Pieter T'Jonck, Tijd Cultuur, 02/10/2002